Des peurs collectives
Le discours anti-secte comme support de l'idéologie néolibérale
par Maurice Duval,
ethnologue, maître de conférences à l'université Paul Valéry de Montpellier
paru dans L'Homme et la Société : Revue internationale de recherches et de synthèses en sciences sociales, n°155 janvier/mars 2005 : Sécurisation et Globalisation Editeur : L'Harmattan
Le 9 mai 2004 à Montpellier, aux abords d'un marché, la Ligue communiste révolutionnaire a été l'objet d'une forme de répression : alors qu'un militant distribuait des tracts et vendait le journal Rouge, comme la LCR le fait depuis la fin des années soixante, la police est intervenue pour lui demander de ranger son matériel et de partir, « sinon, je vous le plie en deux » aurait dit un policier au dire du militant. Ce matériel était constitué d'un panneau sur lequel étaient collées des affiches dénonçant la guerre en Irak et la politique de George W. Bush. En fait, des idées très normales quand on connaît la pensée politique de ce groupe. La police a emmené ce militant dans ses locaux, l'a fouillé par palpation, et ses affaires personnelles, son sac en particulier, ont été attentivement examinées. Les policiers ont noté ses coordonnées personnelles, adresse et téléphone, et ont vérifié le fichier central sur lequel ils ont découvert qu'il était déjà inscrit. Est-ce parce qu'il est engagé dans un mouvement contestataire qu'il est fiché, même si son mouvement d'appartenance est parfaitement légal ? Il y aurait matière à investigation sur ce point mais ce n'est pas notre propos ici. Panneaux de propagande, affiches et tracts ont été confisqués par les forces de l'ordre. Au terme de cette interpellation, un policier a prévenu le militant que s'il était repris sur la voie publique avec son journal et ses tracts dans les mêmes conditions, « cela se passerait différemment (1)».
La semaine qui a suivi cet incident, la LCR est revenue avec dix de ses militants. La police est intervenue à nouveau mais une négociation a permis que deux d'entre eux seulement soient emmenés au poste. Là, ils ont obtenu de voir l'arrêté municipal sur le fonctionnement des marchés municipaux qui justifiait l'attitude des policiers. Cet arrêté du 9 mai 2003 réactualisé le 1er avril 2004, interdit la vente de journaux politiques et toute diffusion de tracts sur la voie publique. L'article 1 stipule qu'« il est interdit d'exercer quelque action de prosélytisme que ce soit». La finalité, a-t-on expliqué, est de contrer les sectes. La LCR a demandé par courrier à la municipalité de Montpellier de s'expliquer, elle n'a jamais reçu de réponse. Rappelons que la municipalité de Montpellier est de tendance socialiste (PS), mais une municipalité de droite aurait pu prendre une mesure tout à fait semblable. Suite à cela, la LCR a lancé un appel unitaire et plusieurs mouvements se sont joints à elle quelques semaines plus tard et ce sont vingt-cinq militants qui sont revenus sans que la police ne les inquiète cette fois.
Par ailleurs, c'est le parti politique « Lutte Ouvrière » qui, dans un article du journal Le Monde, a été qualifié directement de « secte ». Or, dire que ce mouvement de la gauche radicale est « une secte », ce n'est pas argumenter légitimement contre ses idées, mais c'est suggérer qu'il est malfaisant, malsain et que sa disparition serait souhaitable.
Prenons un troisième exemple, le groupe « Longo Mai », installé dans les Alpes-de-Haute-Provence depuis que le fils d'Huguette Bouchardeau et ses amis ont créé cette communauté sur la base d'idées alternatives et anticapitalistes dans les années soixante-dix. Là, le fait de vivre leurs idées collectivement a amené quelques députés à classer ce groupe dans la catégorie « secte » dans le rapport parlementaire de 1996 (2). Or, ce groupe, que l'on partage ou pas ses idées — là n'est pas la question — a le droit de vivre et de penser différemment de la majorité de la population dès lors qu'il respecte la dignité des femmes et des hommes ce qui, manifestement, est le cas. Ce rapport parlementaire classe les « sectes » (3) en élaborant une typologie pour le moins contestable et contestée par certains chercheurs, hélas trop peu nombreux. Et dans cette classification, plusieurs catégories sont élaborées parmi lesquelles figurent « les groupes alternatifs (4) » ! Le paragraphe introductif précise : « Ils [les groupes alternatifs] proposent en général une organisation différente des circuits économiques, du mode de production, du commerce mondial, des rapports humains.(5) »
II serait grand temps de le souligner avec force, ce texte est une atteinte à la liberté de penser et notamment à la liberté de penser sur le mode de la contestation. Préconiser un système économique autre que celui dans lequel nous vivons, d'après ce rapport très officiel — qui a d'ailleurs fait un consensus quasiment général — c'est s'exposer à se faire cataloguer comme relevant d'une « secte », avec tout ce que cela implique : stigmatisation en tant que membre d'un groupe considéré comme étant le lieu d'élaboration du « Mal », avec l'idée sous-jacente qu'il serait salutaire de le faire disparaître en tant que tel. Dans ces conditions, aucune pensée politique préconisant un autre mode de production, c'est-à-dire qui ne relèverait pas de la pensée dominante, n'est plus possible. En effet, proposer de changer radicalement de société, c'est bien proposer de changer de mode de production d'abord et avant tout pour sortir du mode de production capitaliste, en d'autres termes, de changer les rapports sociaux, les rapports entre les hommes et les femmes qui vivent en société. De la même manière, dans le cadre du commerce mondial, penser les relations entre nos pays et ceux du Sud différemment de ce qu'elles sont actuellement, telle la question de la dette des pays pauvres, par exemple, ne devient pas encore un délit mais suggère que ceux qui vont dans ce sens ont une « pensée sectaire », voire qu'ils relèvent de groupes qualifiés de « sectes ».
Revenons au groupe Longo Mai. À ma connaissance, il s'inscrit dans le cadre de la loi et ne contrevient en rien à celle-ci. L'assimilation entre « sectes » et groupes alternatifs est une avancée de la pensée unique puisque le signifiant « secte » implique « Le Mal » à détruire, sans d'ailleurs que personne ne s'interroge vraiment sur le contenu réel de ces groupes considérés par certains sociologues comme étant dangereux dans 3 ou 4 % des cas. « Ces groupements ne sont pas nécessairement dangereux et j'ajouterai qu'ils le deviennent rarement (6) », écrit Roland J. Campiche. D'ailleurs, même le gouvernement et ceux qui ont en charge la question idéologique de la lutte contre les « sectes » disent explicitement ne pas savoir de quoi ils parlent. Renouvelant l'aveu d'ignorance qui figure dans le rapport parlementaire de 1996, le rapport annuel de l'Observatoire interministériel sur les sectes dit : « En conséquence, l'Observatoire estime qu'il n'y a pas lieu de définir la notion de secte (7) » [sic] ! Mais cet aveu d'ignorance quant à la définition de ce dont il est question dans ce rapport n'empêche pas d'affirmer un peu plus loin: «les sectes représentent une véritable menace pour l'État, la société et les individus, c'est la tâche de l'Observatoire de lutter contre cette menace(
![Cool](https://2img.net/i/fa/i/smiles/icon_cool.gif)
Source et suite